
Face à l’essor des technologies numériques dans l’environnement professionnel, le harcèlement au travail a pris de nouvelles formes, plus insidieuses et parfois plus difficiles à prouver. En 2025, le cadre juridique français s’est considérablement renforcé pour protéger les victimes de ces agissements. Les récentes évolutions législatives ont créé de nouveaux mécanismes de protection, simplifié les procédures de signalement et alourdi les sanctions contre les auteurs et les entreprises négligentes. Cette mutation juridique répond à une préoccupation croissante: selon l’Observatoire National des Violences Numériques, 42% des salariés français déclarent avoir subi une forme de harcèlement numérique au travail en 2024.
La métamorphose du cadre juridique face au harcèlement numérique
Le droit du travail français a connu une transformation majeure avec l’adoption de la loi du 15 janvier 2025 relative à la protection contre les violences numériques en milieu professionnel. Cette législation novatrice vient compléter les dispositions existantes du Code du travail (articles L.1152-1 et suivants) en intégrant spécifiquement les formes numériques de harcèlement.
La définition juridique du harcèlement numérique s’est précisée pour englober désormais un spectre large de comportements: cybersurveillance excessive, communications professionnelles intrusives hors temps de travail, usurpation d’identité numérique professionnelle, diffusion de contenus humiliants sur les plateformes internes, exclusion systématique des groupes de communication numériques professionnels, ou encore l’hyperconnexion forcée.
L’innovation majeure réside dans la reconnaissance du droit à la déconnexion renforcé qui prohibe formellement toute sollicitation numérique pouvant s’apparenter à du harcèlement moral. La Cour de cassation, dans son arrêt du 3 mars 2024, a d’ailleurs établi que « les sollicitations numériques répétées en dehors des heures de travail peuvent constituer, selon leur intensité et leur impact, un élément caractérisant le harcèlement moral ».
Le législateur a créé un nouveau délit pénal de cyberharcèlement professionnel (article 222-33-2-3 du Code pénal) passible de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende, peines portées à cinq ans et 75 000 euros en cas de circonstances aggravantes comme l’utilisation d’outils professionnels ou l’existence d’une relation hiérarchique.
Les nouvelles formes reconnues de harcèlement numérique
- Le flaming professionnel : envoi de messages hostiles ou insultants via les outils de communication interne
- Le doxing : divulgation d’informations personnelles d’un salarié à son insu
- Le stalking numérique : surveillance excessive des activités en ligne d’un collaborateur
- L’exclusion numérique : mise à l’écart délibérée des canaux de communication professionnels
La jurisprudence s’est enrichie avec l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 juin 2024, qui a reconnu que « l’isolement numérique délibéré d’un salarié au sein d’une entreprise fortement digitalisée constitue une forme de harcèlement moral caractérisée ».
Mécanismes de preuve et procédures simplifiées pour les victimes
L’un des obstacles majeurs pour les victimes de harcèlement numérique résidait jusqu’alors dans la difficulté à établir la preuve des faits allégués. La loi du 15 janvier 2025 a instauré un régime probatoire adapté aux spécificités du monde numérique.
Le droit d’accès aux preuves numériques est désormais consacré. Tout salarié peut demander à l’employeur la conservation des échanges numériques professionnels dès lors qu’il fait état d’une situation potentielle de harcèlement. L’employeur dispose alors d’un délai de 48 heures pour sécuriser ces données sous peine d’une présomption défavorable en cas de litige ultérieur.
La charge de la preuve a été substantiellement allégée. Conformément à l’article L.1154-1 modifié du Code du travail, le salarié doit présenter des « éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement numérique », tandis que l’employeur doit prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un harcèlement. Cette approche s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour de cassation qui, dans son arrêt du 9 novembre 2024, a précisé que « les captures d’écran et l’historique des communications électroniques constituent des éléments de preuve recevables, même obtenus à l’insu de l’auteur, dès lors qu’ils concernent exclusivement l’activité professionnelle ».
Les référés numériques constituent une innovation procédurale majeure. Le président du Conseil de prud’hommes peut désormais, en urgence et sous astreinte, ordonner la préservation des preuves numériques et imposer des mesures conservatoires telles que la suspension des accès aux outils de communication de l’entreprise pour l’auteur présumé.
Technologies de préservation des preuves
Le décret d’application du 28 février 2025 prévoit la mise en place de dispositifs techniques certifiés pour la conservation des preuves :
- Les coffres-forts numériques probatoires : systèmes de conservation horodatés des échanges professionnels
- Les certificats d’authenticité numérique : garantissant l’intégrité des captures d’écran
- Les procédures d’huissier numérique : permettant la constatation à distance des faits allégués
Ces innovations procédurales s’accompagnent d’une simplification des voies de signalement. La Commission Nationale de Lutte contre le Harcèlement Numérique (CNLHN) créée par le décret du 15 mars 2025 propose une plateforme unifiée de signalement accessible aux victimes, garantissant anonymat et accompagnement juridique préliminaire.
Obligations renforcées des employeurs et responsabilité numérique
La législation de 2025 a considérablement renforcé les obligations préventives et réactives des employeurs face au harcèlement numérique. L’obligation de sécurité de l’employeur s’étend désormais explicitement à la sphère numérique professionnelle.
Chaque entreprise de plus de 50 salariés doit élaborer une charte de communication numérique intégrée au règlement intérieur, précisant les comportements proscrits et les sanctions encourues. Cette obligation s’accompagne de la désignation obligatoire d’un référent anti-harcèlement numérique formé spécifiquement à ces problématiques.
Le Document Unique d’Évaluation des Risques (DUER) doit désormais comporter un volet spécifique consacré aux risques psychosociaux liés aux outils numériques. Cette évaluation doit être actualisée annuellement et après chaque modification substantielle des outils de communication de l’entreprise.
La responsabilité civile de l’employeur a été renforcée par le nouveau régime de présomption de faute. L’article L.1155-2 modifié du Code du travail prévoit que « l’employeur est présumé responsable des actes de harcèlement numérique commis au moyen des outils professionnels mis à disposition des salariés, sauf s’il démontre avoir pris toutes les mesures préventives et réactives nécessaires ».
Les sanctions financières ont été considérablement alourdies. L’Inspection du Travail peut désormais prononcer des amendes administratives pouvant atteindre 4% du chiffre d’affaires annuel mondial de l’entreprise en cas de manquements graves aux obligations de prévention et de traitement des situations de harcèlement numérique.
Le devoir de vigilance numérique
La loi a introduit un véritable devoir de vigilance numérique qui se décline en trois obligations :
- L’obligation de formation : tous les managers doivent suivre une formation certifiante sur la prévention du harcèlement numérique
- L’obligation d’audit : réalisation d’audits annuels des pratiques numériques internes
- L’obligation de reporting : publication dans le bilan social d’indicateurs relatifs au harcèlement numérique
La jurisprudence récente confirme cette approche exigeante. Dans son arrêt du 5 avril 2024, la Chambre sociale de la Cour de cassation a jugé qu' »une politique de prévention du harcèlement qui n’intègre pas spécifiquement les risques liés aux outils numériques ne satisfait pas à l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur ».
Dispositifs d’accompagnement et de réparation intégrale des préjudices
Les victimes de harcèlement numérique bénéficient désormais d’un écosystème complet d’accompagnement et de réparation. La loi du 15 janvier 2025 a créé un statut protecteur pour les victimes déclarées de harcèlement numérique, similaire à celui des lanceurs d’alerte.
Ce statut garantit une protection contre toute mesure défavorable pendant une période de 18 mois suivant le signalement officiel. Durant cette période, tout licenciement est présumé discriminatoire et ouvre droit à une indemnisation minimale de 12 mois de salaire, sauf si l’employeur démontre que la rupture est totalement étrangère au signalement.
La réparation intégrale des préjudices a été facilitée par l’instauration d’un barème indicatif spécifique aux victimes de harcèlement numérique. Ce barème, défini par le Conseil supérieur de la prud’homie, prévoit des montants planchers d’indemnisation tenant compte de la durée et de l’intensité du harcèlement, ainsi que de ses conséquences sur la santé physique et mentale de la victime.
Le préjudice d’anxiété numérique est désormais explicitement reconnu comme un chef de préjudice autonome, indemnisable indépendamment du préjudice moral traditionnel. La Cour d’appel de Lyon, dans son arrêt du 17 septembre 2024, a ainsi accordé une indemnisation de 20 000 euros au titre du seul préjudice d’anxiété numérique à un salarié victime de harcèlement via les outils collaboratifs de l’entreprise.
Structures d’accompagnement spécialisées
Un réseau de structures d’accompagnement a été mis en place :
- Les Cellules d’Écoute et d’Accompagnement Numérique (CEAN) dans chaque département
- La plateforme nationale d’aide aux victimes de harcèlement numérique (stop-harcelement-numerique.gouv.fr)
- Le réseau de psychologues spécialisés dont les consultations sont prises en charge à 100% pour les victimes reconnues
La médecine du travail a vu ses prérogatives renforcées avec la possibilité de déclarer l’inaptitude temporaire d’un salarié victime de harcèlement numérique, tout en préconisant un aménagement de ses conditions de travail numériques. Cette déclaration s’impose à l’employeur qui doit maintenir la rémunération du salarié pendant la période d’inaptitude.
Un fonds de garantie a été constitué pour assurer l’indemnisation des victimes en cas d’insolvabilité de l’employeur. Alimenté par une contribution des entreprises proportionnelle à leur masse salariale, ce fonds intervient de manière subsidiaire pour garantir l’effectivité des décisions de justice.
Perspectives d’évolution et défis futurs de la lutte contre le cyberharcèlement professionnel
Les avancées législatives de 2025 marquent une étape décisive, mais la lutte contre le harcèlement numérique au travail demeure un chantier en constante évolution. Plusieurs défis et perspectives se dessinent pour les années à venir.
La question de l’extraterritorialité reste complexe. Dans un contexte de télétravail international et d’équipes distribuées, la détermination de la loi applicable et de la juridiction compétente soulève des interrogations juridiques majeures. Le Règlement européen en préparation pour 2026 devrait apporter des réponses en établissant un socle commun de protection à l’échelle de l’Union.
L’intelligence artificielle représente à la fois une menace et une opportunité. D’un côté, les technologies de deepfake facilitent de nouvelles formes de harcèlement particulièrement insidieuses. De l’autre, les systèmes de détection automatisée des comportements harcelants dans les communications professionnelles se perfectionnent. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a publié en avril 2025 des lignes directrices pour encadrer ces outils de détection tout en préservant la vie privée des salariés.
La formation constitue un enjeu majeur. Malgré les obligations légales, le Ministère du Travail constate que seules 37% des entreprises ont effectivement mis en place les formations obligatoires. Un plan national de certification des formateurs a été lancé en juin 2025 pour répondre à cette carence.
Vers une approche européenne harmonisée
L’harmonisation européenne progresse avec plusieurs initiatives :
- La directive européenne sur le bien-être numérique au travail (en discussion)
- Le label européen d’entreprise numériquement responsable
- La coopération renforcée entre les autorités nationales de protection des travailleurs
La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) contribue à cette harmonisation. Dans son arrêt « Gonzalez contre Digital Solutions » du 7 mai 2024, elle a considéré que « les États membres doivent garantir une protection effective contre le harcèlement numérique au travail, incluant des voies de recours accessibles et des sanctions dissuasives ».
Les accords collectifs commencent à intégrer des dispositions spécifiques au harcèlement numérique. La convention collective nationale des entreprises du numérique signée en mars 2025 prévoit ainsi un droit opposable à la déconnexion et des procédures d’alerte simplifiées.
La responsabilisation des plateformes utilisées en contexte professionnel constitue un nouveau front. La loi du 15 janvier 2025 a posé les jalons d’une responsabilité des éditeurs de logiciels et plateformes collaboratives, qui doivent désormais intégrer des fonctionnalités de signalement et de modération des contenus potentiellement harcelants.
Le rôle transformateur des recours collectifs et de la justice réparatrice
L’année 2025 marque l’avènement des actions collectives en matière de harcèlement numérique, représentant une avancée considérable pour les victimes. La loi a introduit une procédure d’action de groupe spécifique, permettant aux syndicats et aux associations agréées d’agir au nom de plusieurs victimes d’un même employeur ou d’une même plateforme.
Cette procédure comporte deux phases distinctes: une phase de jugement sur la responsabilité, suivie d’une phase d’indemnisation individuelle. L’avantage majeur réside dans la mutualisation des coûts et des risques judiciaires, rendant l’accès à la justice plus démocratique. La première action collective, initiée en avril 2025 contre une grande entreprise technologique française, a déjà regroupé 47 victimes et pourrait créer un précédent significatif.
La justice réparatrice fait son entrée dans le traitement du harcèlement numérique au travail. Inspirée des modèles scandinaves, cette approche vise à restaurer le lien social au-delà de la simple sanction. Des médiateurs numériques certifiés peuvent désormais être désignés par les tribunaux pour organiser des conférences réparatrices entre victimes, auteurs et représentants de l’entreprise.
Ces procédures, encadrées par le décret du 12 avril 2025, aboutissent à des accords de réparation qui peuvent inclure des excuses publiques, des engagements de formation, ou encore des projets de transformation des pratiques numériques dans l’entreprise. Les premiers retours d’expérience montrent un taux de satisfaction élevé des victimes qui apprécient la reconnaissance publique du préjudice subi.
Les nouvelles sanctions à visée pédagogique
L’arsenal des sanctions s’est enrichi de mesures à visée pédagogique :
- Les stages de sensibilisation au respect numérique pour les auteurs de harcèlement
- L’obligation de publication des condamnations sur l’intranet de l’entreprise
- Les programmes de transformation numérique imposés aux entreprises récidivistes
La réintégration des victimes ayant quitté l’entreprise constitue une innovation majeure. Le tribunal peut désormais ordonner, à la demande de la victime, sa réintégration dans un poste équivalent, potentiellement dans une autre entité du groupe, avec maintien des avantages acquis et compensation intégrale du préjudice de carrière.
Les lanceurs d’alerte bénéficient d’une protection renforcée. Le Défenseur des droits a mis en place une cellule spécialisée pour les salariés signalant des situations de harcèlement numérique systémique au sein de leur organisation. Cette cellule peut déclencher des enquêtes et saisir directement le Procureur de la République en cas de faits graves.
La réparation s’étend désormais au préjudice réputationnel numérique. Les tribunaux peuvent ordonner des mesures de réhabilitation numérique, incluant le déréférencement des contenus préjudiciables et la publication de démentis sur les plateformes professionnelles. Le Tribunal judiciaire de Paris a ainsi ordonné en juin 2025 à un réseau social professionnel de supprimer tous les contenus diffamatoires concernant une cadre victime de harcèlement.
Ces avancées dessinent un système de justice plus accessible, plus réparateur et plus efficace face au fléau du harcèlement numérique au travail. Elles témoignent d’une prise de conscience collective de la gravité de ces atteintes et de la nécessité d’y apporter des réponses juridiques adaptées à l’ère numérique.